À l’occasion du 50e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le photographe Marc Garangerexpose pour la première fois, à la Galerie Binôme, une série de portraits d’hommes réalisée entre 1960 et 1962 en Algérie. Interrogé par photographie.com, Marc Garanger revient sur l’une des expériences photographiques les plus fortes de sa carrière et signe un texte aussi émouvant que sincère.
© Marc Garanger
J’ai réalisé ces portraits d’hommes et de femmes en 1960, dans les ‘’villages nouveaux’’, ou ‘’villages de regroupement’’ aux alentours d’Aïn Terzine.
J’avais 25 ans, sursitaire, et déjà photographe professionnel dans le civil. Ayant refusé de faire le peloton des officiers à Cherchell, et étant contre cette guerre (qui, faut-il le rappeler, ne s’appelait pas guerre, mais ‘’opération de maintien de l’ordre dans des départements français’’), je ne voulais pas mettre le doigt dans un engrenage qui m’aurait emporté !
Je suis donc arrivé comme ‘’2e classe’’ dans un bataillon d’infanterie, perdu au fond du bled, au sud des montagnes de la Kabylie, au commencement des ‘’Hauts Plateaux’’, aux portes du désert. Affecté au secrétariat, j’ai laissé traîner sur le bureau quelques photos que j’avais emportées de France, comme on lance un appât pour voir si le poisson va mordre… Le commandant est sorti de son bureau, et a dit « Qui a fait ça ? Ça m’intéresse ! ». Et il m’a instantanément nommé photographe du régiment, un poste qui n’existait pas. C’était exactement ce que je voulais. Pendant deux ans, je n’ai pas cessé de photographier, sur commande ou pas, personne ne s’en étonnait : c’était mon travail !
© Marc Garanger
Dès les premiers jours, le commandant a dit : « Il faut aller photographier mon « tableau de chasse », les fellouzes qui sont au tapis ». Il s’agissait des gardes du corps d’un commissaire politique qui venait d’être fait prisonnier. C’était le scénario no. 1 : celui qui était censé donner des renseignements (après ‘’interrogatoire’’…) était emmené au 2e bureau. Tous ses gardes du corps, restés autour de lui par fidélité, étaient exécutés d’une balle en plein cœur.
Je suis donc parti en hélicoptère sur le terrain, avec le ‘’commando de chasse’’, composé essentiellement de Harkis. Sur le terrain, j’ai photographié les cadavres des Algériens. C’est un Harki, un Algérien donc, qui a pris soin d’écarter la chemise d’un combattant pour que je voie bien la balle tirée en plein cœur, preuve d’un assassinat !
© Marc Garanger
Le commandant était très content de mes photos, il les affichait, et les envoyait au Colonel à l’échelon du régiment. C’était la preuve de ses succès, la preuve des victoires de la France. Pour moi, c’était la preuve des crimes de la France. C’est la singularité, la magie de la photographie : chacun ne peut y voir que ce qu’il a dans la tête, et rien d’autre.
Les officiers disaient : « La guerre est finie, on est entré dans la phase de pacification ». Pour eux, cela signifiait raser les mechtas isolées des fellahs dans le bled, pour les obliger à reconstruire en terre, de leurs mains, leurs mechtas autour des postes militaires français. Pour mieux les contrôler, et pour créer d’immenses Zones Interdites où l’armée pouvait tirer sur tout ce qui bougeait…
Le commandant a dit ensuite que chacun, dans ces camps, devait avoir une carte d’identité. Je me suis demandé si j’allais exécuter cet ordre. J’ai immédiatement pensé à Edward Curtis, qui avait photographié les Indiens au début du siècle. Curtis avait photographié un peuple opprimé par les Américains. J’allais rendre compte du peuple algérien opprimé par la France. En dix jours j’ai photographié plus de 2 000 personnes.
© Marc Garanger
Je n’ai pas fait des photos d’identité, j’ai fait des portraits en majesté, cadrés à la ceinture, pour rendre toute leur dignité aux Algériens, qui subissaient à l’époque un racisme inimaginable de la part de l’armée française. J’ai ensuite réalisé, sous l’agrandisseur, des cadrages serrés des visages, 4 cm x 4 cm. Lorsque j’ai étalé ces photos d’identité sur le bureau du Capitaine, il a balayé du regard tous ces visages, et il s’est esclaffé, en ameutant tout l’Etat Major : « Venez voir, venez voir comme elles sont laides, venez voir ces macaques, on dirait des singes ! ». J’ai entendu ces paroles au ‘’garde à vous’’, au pied du bureau, sûr qu’un jour je ferai dire le contraire à ces photos !
J’ai fait paraître immédiatement ces images dans l’Illustré suisse. Quand j’ai monté les premières expositions, j’ai retenu seulement les portraits de femmes. Ce sont elles qui me foudroient du regard, protestant ainsi à cette agression militaire française. En les exposant, je sais que je leur ai en quelque sorte donné la parole.
J’ai donc écarté provisoirement les photos d’hommes. Dans une guerre de rébellion, les hommes ont d’autres façons de se manifester : ils prennent les armes. On ne retrouve donc pas, dans leur regard, cette protestation si manifeste dans les portraits des femmes.
Je n’ai pas voulu mélanger ces discours. Maintenant je me dis que, 50 ans après, il est temps de les montrer.
Marc Garanger
© Marc Garanger
© Marc Garanger
Marc Garanger : Photo Résistant. Du 8 mars au 7 avril à la Galerie Binôme. 19 rue Charlemagne, Paris 4e. Le public est invité à rencontrer Marc Garanger le mardi 20 mars, de 18h à 20h, à la Galerie Binôme.