Canto pour Belcourt. Gérard Prémel.
À la mémoire de celles et ceux qui sont évoqués dans ce chant
… Et je retrouverai l’ombre de Desnos
cri d’ombre à l’angle de mes murs de soutènement
comme à Belcourt aujourd’hui Belouizdad
Belcourt l’intensément grise écrasée de soleil
qui nous fut cour commune et que je retrouve partout où je suis
partout où je vais
Belcourt la si jeune et si vieille Cour des Miracles (et tu disais
sa vérité cour du royaume
des Mal-Aimés
couverture immité de l’oubli
Belcourt
cœur violent d’Alger l’amère périphérie de tous les refus
miroir piqué
d’Alger la blanche
Belcourt du marché Likala où Rabah Driassa (et tu disais
en vérité le fils du Cheikh blanc)
accompagné à son insu par
les hautbois contrapuntiques du parfum des figuiers
la blason touffu des guitares de coriandre
le plain-chant subtil et puissant de la menthe
les trompetes cavalières du cumin
chantait chante à jamais sa nostagie andalouse
dans la cohue le brouhaha les cris la trépidation des moteurs
il chante aussi sans le savoir encore moins le vouloir
que Joshua fit the battle of Jericho et qu’au septième tour
un mendiant en djellaba trouée
conduit par une fillette aux yeux lapidaires et aux fines chevilles nues
fit son entrée dans ma ville
et que les murs s’écroulèrent quand le vieillard
poussa la fillette sous les roues du camion
afin qu’elle ne connut jamais le durée de cette
DE CETTE MISÈRE
– ici salut à toi Aït-Djafer pour ta complainte des mendiants de la Kasbah
que Rabah Deriassa n’a sans doute jamais connu –
MAIS LUI CHANTE
il chante sans la voir ni non plus le savoir Belcourt la grise la lumineuse
qui nous fut cour commune
il chante l’éclosion
d’une ville cannibale dévorant dévalant à tue-tête
les coteaux ravinés de la
place des aboyeurs de colère et des conduites d’échec
à la rue des branchements sauvages et des pénuries torrides
il chante les débordements d’une Kasbah de récupération
indifférente à l’horlogerie surplombante du téléphérique d’El Madania
indifférente aux navires à l’ancre dans la baie
indifférente à l’amirauté si blanche et si lointaine
il chante je l’écoute et j’entend
au-delà du hautbois des figuiers
des guitares de la coriandre
et des somptueux contraltos de la menthe
le kan-ha-dikan de mon pays lointain de mon pays perdu
le crève-cœur tranchant de ses bombardes
la basse continue de ses binious
si semblables o Breiz Izel
aux sonorités des noces d’ici-même
entre Pointe Pescade Belcourt et Bordj el Kiffan
et dans une correspondance si totale avec
les deux pierres
l’une blanche l’autre noire
que l’ancien moudjahid m’avait ramené de l’est
parce que je lui avais dit que leur union symbolisait
l’unité des contraires
la vie la mort
la joie la peine
la mémoire et l’oubli
deux pierres l’une blanche l’autre noire – O vieux Gwenn ha Du –
que l’on peut voir à Montmartre sur la tombe d’Armelle ma femme
qui fut amoureuse d’Alger
et à Alba la Romaine sur la tombe de Hope qui a façonné
jusqu’au seuil de sa mort les figures de l’absence
dans les galets du torrent
deux pierres l’une blanche l’autre noire
avec lesquelles j’ai aussi marqué à El Biar le lieu où tomba
Mouloud Ferraoun
– et à Pointe-Pescade
celui où Jean Senac a trouvé la mort
un mois avant notre arrivée
en septembre de l’année mille neuf cent
soixante-quinze
C’est ainsi que je retrouve ton ombre Desnos
comme un murmure à l’angle
et dans l’ombre
des soutènements de Belcourt
que tu n’as pas connu
et que je porte en moi comme une déchirure
magnifique le poème